Joachim de Flore

Joachim de Flore (Gioacchino da Fiore), né à Celico (Calabre) vers 1132/1135, du notaire Mauro et de son épouse Gemma, est page du roi Roger II de Sicile, avant d'être, à son tour, notaire à Palerme (1156).
Vers 1159, au cours d'un pèlerinage en Terre Sainte, il guérit miraculeusement d'une maladie épidémique et reçoit une révélation sur le mont Thabor ou sur le Mont des Oliviers, ce qui le décide à se faire prédicateur ambulant.
En 1168, après une retraite dans divers ermitages, il devient prêtre cistercien à la Sambucina au nord de Cosenza.

En 1177, il est abbé du monastère de Corazzo qu’il fait passer sous la règle de Cîteaux.
En 1186, il se trouve avec le pape Urbain III dans Vérone assiégée par l’empereur Frédéric Barberousse.
En 1188, Clément III le relève de sa charge, à sa demande, pour qu'il puisse se consacrer à ses études.
Devenu ermite à Pietralata, Joachim est rejoint par des disciples avec lesquels il fondera l'abbaye de San Giovanni in Fiore (Saint-Jean-de-Flore) en 1189, puis l'ordre de Flore en 1191 dont les constitutions seront approuvées par Célestin III en 1196. L'ordre, protégé par l’empereur Frédéric II (1220-1250), comptera 40 maisons et quelques monastères féminins vers 1250.
En 1198, le pape Innocent III nomme le vieil abbé prêcheur de la croisade (4e) pour le Sud de l’Italie.
En 1200, Joachim soumet publiquement tous ses écrits à Innocent III.

La vision prophétique de Joachim de Flore se fonde sur la correspondance entre les trois personnes de la Trinité, trois périodes historiques et trois types d’hommes :
- l’âge du Père (de la création à la naissance du Christ) correspond au règne des laïcs mariés, de la Loi, de la matière ;
- l’âge du Fils correspond à celui des clercs et de la Foi ;
- bientôt viendra l’âge de l’Esprit, où régnera sur terre un nouvel ordre monacal (règne des saints). Libérés de la lettre (Loi) et de la doctrine (Foi) et convertis à la pauvreté évangélique (Joachim de Flore dénonce la simonie des clercs et l’invasion du Temple par les marchands), les hommes vivront selon l’Esprit. L’Eglise charnelle (Ecclesia carnalis) dite de Pierre se convertira en Eglise spirituelle (Ecclesia spiritualis) dite de Jean. Joachim, qui croit au symbolisme des nombres et des figures géométriques, fixe à 1260 le début de cet âge : 1260 = 42 générations de 30 ans depuis la naissance de Jésus. Il prend au pied de la lettre les signes des temps dont il est question dans l'Apocalypse de saint Jean. Au douzième chapitre de la Révélation, il est question d'un dragon à sept têtes ; Joachim voit en Saladin qui enlève Jérusalem aux Croisés en 1187, la sixième tête du dragon (la septième devant être l'antéchrist, le dernier persécuteur de l'âge du Fils) 1. Selon Joachim, il existe de nombreux Antéchrists, et certains d'entre eux avaient déjà vécu à cette époque (par exemple Néron). Mais le pire d'entre eux, Gog, devait arriver durant l'Apocalypse.

Joachim de Flore meurt à San Martino di Giove (Canale) le 30 mars 1202.

L’influence de Joachim de Flore est immense dès le XIIIe siècle.
En 1215, le concile de Latran IV condamne son Livre sur la Trinité mais ne censure pas sa pensée dans son ensemble.
La doctrine de ses disciples (appelés joachimites), formulée notamment dans l’Introduction à l’Évangile éternel (1254) du franciscain Gherardo (Gérard) de Borgo San Donnino (une compilation des oeuvres de Joachim), est interdite.
La commission d’Anagni, en 1255, ne condamne pas les œuvres de Joachim de Flore, mais seulement l’interprétation de San Donnino qui effraie l’institution ecclésiastique et jette le discrédit sur la pensée de Joachim suspecté d'être un juif converti.
Les ordres mendiants nouvellement constitués, et surtout les franciscains, croient se reconnaître dans les moines de l’âge annoncé et, à l’approche de 1260, un mouvement apocalyptique secoue l’Europe.
En cette année 1260, donnée par Joachim de Flore comme début du règne des Saints, Gherardo Segarelli fonde à Parme le groupe des apostoliques (apostolici) convaincu d’être le véritable ordre mendiant qui ouvrira les portes du troisième âge. Une partie des spirituels franciscains, que la papauté condamnera sous le nom de fraticelles 3, leur est acquise.
En 1263, le concile d'Arles, présidé par Florentin, archevêque d'Arles, condamne la doctrine de l'Evangile éternel de Joachim de Flore.
En 1286, Honorius IV ordonne de poursuivre la secte des apostoliques de Parme et interdit de leur accorder l’aumône.
En 1287, le concile de Würzburg condamne les apostoliques et les bégards.
Vers 1295, le franciscain languedocien, Pierre de Jean Olivi (ou Olieu), reprend les conceptions de Joachim dans Lectura super Apocalypsim.


Pierre de Jean Olivi (wikipedia)

Le 18 juillet 1300, Gherardo Segarelli, fondateur du groupe des apostoliques de Parme, est conduit sur le bûcher.
Un de ses partisans, DOLCINO Tornielli de Novare, radicalise le mouvement apostolique. Il reprend la prophétie joachimite et la rectifie (DULCINISME). Trois périodes se sont partagé le passé :
- la première comprend tout l’Ancien Testament ;
- la deuxième, qui va de la venue du Christ jusqu’au pape Sylvestre Ier, est marquée par la pénitence ;
- la troisième s’étend de Sylvestre à Segarelli : c’est la phase de décadence de l’Église.
Une quatrième période verra la chute de l’Église corrompue, la destruction des prêtres et des moines et le triomphe des humbles qui ont en eux l’Esprit saint.

Comptant bientôt 4 000 partisans, Dolcino et sa compagne, Margarita de Trente, organisent la guérilla dans les régions de Novare et de Verceil ; le mouvement des apostoliques dulcinistes prend une allure de jacquerie et résiste à plusieurs expéditions militaires que Clément V assimile à des croisades et enrichit d’indulgences. Vaincus par la famine, les apostoliques dulcinistes ou dolciniens, retranchés dans le Valsesia depuis 1304, sont écrasés le 23 mars 1307 et capturés par l'armée conduite par les évêques de Novare et de Verceil. Dolcino et Margarita subissent les supplices les plus odieux. Fra Dolcino (Dulcin) Tornielli, condamné comme hérétique, est brûlé le 1er juin 1307.


Fra Dolcino. Lithographie de Michele Doyen


Adversaire des vaudois [groupe des Pauvres du Christ ou Pauvres de Lyon fondé par Pierre Valdo (ou Valdès ou Vaudès) dit Pierre de Vaux] qu'il trouvait aussi dangereux que les patarins (cathares d'Italie), Joachim n’aurait certainement pas approuvé les fraticelles (moines franciscains hérétiques et schismatiques), les béguins de Provence et les compagnons de Fra Dolcino (dulcinistes ou dolciniens) qui fondèrent sur ses écrits une véritable révolte contre la Babylone romaine. Ses moines du troisième âge ne sont ni les frères prêcheurs de Dominique ni les frères mineurs de François, mais de purs contemplatifs.

Quand l’ordre de Flore s’éteint au XVIe siècle, la tentation millénariste resurgit chez les anabaptistes. Les communautés sont rattachées à l'Ordre de Cîteaux en 1570, avec l'approbation du pape Pie V. Seules celles de Fiore et de Fonte Laureato subsistent à la fin du XVIIIème siècle avant de disparaître sous le régime napoléonien d'Italie (1806-1809).

Il nous reste de l'abbé Joachim un certain nombre d'écrits :
- Ceux qui ont été imprimés ont pour titre : Concordia Novi et Veteris Testamenti (Concordance de l'Ancien et du Nouveau Testament), Expositio in Apocalypsim (Commentaire sur l'Apocalypse), Psalterium decem cordarum (Psautier décacorde) et Tractatus supra quatuor Evangelia (Le traité sur les quatre Evangiles) laissé inachevé ; les Commentaires sur Isaïe et sur Jérémie qui lui ont été attribuées à tort au Moyen Âge, sont postérieurs et donc apocryphes.
- Parmi ses opuscules manuscrits, citons : Genealogia [une note, datée 1176, dans laquelle Joachim présente l’une de ses idées maîtresses en philosophie de l’histoire : celle de la concordance (concordia). L’histoire y est conçue comme un arbre double : un figuier, représentant l’Ancien Testament, est greffé sur une vigne, représentant le Nouveau Testament. Le figuier pousse durant quarante-deux générations, d’Abraham à Azarias. La vigne greffée se prolonge, à son tour, en se superposant au figuier le long de vingt et une générations qui correspondent au segment de l’histoire qui court d’Azarias à Jésus Christ. Ensuite, elle monte seule durant quarante-deux autres générations, de la première venue du Christ jusqu’à son retour à la fin des temps 2], Prophetiae et expositiones sibyllarum, Excerptiones e libris Joachimi de mundi fine, Epistolae Joachimi de suis prophetiis et Revelationes.

Thomas d'Aquin (1225-1274) réfute les théories de Joachim de Flore dans sa Somme théologique.

L'écrivain italien, Dante Alighieri (1265-1321), situe au ciel du Soleil dans la deuxième couronne de lumière, la flamme de l'abbé calabrais Joachim en qui souffla l'esprit de prophétie. (La Divine Comédie, Paradis, XII, 139-141)

Joachim de Flore, dont le culte, à un rang équivalent à celui de bienheureux, a été autorisé, au sein des ordres de Cîteaux et de Flore, le 2 mars 1223, par le pape Honorius III, est fêté le 29 mai.

Citations

L'argument fondamental de sa doctrine (la doctrine de Joachim de Flore, ndlr), était que l'ère chrétienne devait finir vers l'année 1260 et qu'une ère nouvelle devait alors commencer, sous les auspices d'un autre révélateur, qui viendrait apportant aux peuples un autre Evangile. Ainsi, disait-il, les trois personnes divines se sont partagé le gouvernement des siècles : à l'empire du Père appartiennent les temps qui ont précédé la venue du Christ ; l'empire du Fils comprend les douze siècles et demi que doit clore l'année 1260, et à cette date les peuples passeront sous l'empire de l'Esprit. Il ajoutait qu'on verrait alors s'opérer dans les consciences, et simultanément dans les institutions religieuses et civiles, un changement, un progrès semblable à celui qui avait signalé la substitution du nouveau Testament à l'Ancien. Ainsi l'homme avait eu trois états : sous l'empire du Père, il avait été charnel ; spirituel et charnel à la fois sous l'empire du Fils, et devait être. entièrement spirituel sous l'empire de l'Esprit. De là trois sociétés diverses ou la prépondérance devait tour à tour appartenir aux guerriers, aux clercs séculiers et aux moines. (Jean-Barthélemy Hauréau 1812-1896)

Le moine bénédictin Joachim de Flore donne ses lettres de noblesse au millénarisme. On a dit de ses prédictions qu’elles constituaient le système prophétique le plus influent que l’Occident ait connu avant Marx. Fervent lecteur de l’Apocalypse, Joachim eut une vision telle que, non seulement il mieux le passé de l’humanité, mais s’estima en mesure de prédire son avenir. Le paradis se trouvait au terme de cet avenir, et non plus hors du temps, dans une autre dimension. Dans sa marche vers ce paradis, l’humanité devait franchir trois stades correspondant aux trois personnes de la trinité. Le premier stade, celui de Père, il l’appela ordo conjugatorium. Il était caractérisé par la famille et l’état conjugal. Le second stade, celui du Fils, était appelé ordo monachorum. Il avait été inauguré par saint Benoît, fondateur du premier monastère. Le troisième stade, correspondant à l’Esprit, était celui des viri spirituales, une petite élite de mâles, apparentée aux Parfaits cathares, constituant la sainte avant-garde de l’humanité rachetée. Joachim croyait que l’humanité était déjà entrée dans le troisième stade et il situait la fin du monde, c’est-à-dire l’entrée dans le millénaire bienheureux, en l’an 1260. À ses yeux, le développement des arts mécaniques était un excellent moyen de préparer l’humanité aux lendemains qui chantent. (Jacques Dufresne, Après l'homme, le cyborg ?, Multimonde, Québec, 1999)

Pour Joachim, l'histoire constituait une véritable énigme qu'il s'agissait de déchiffrer à l'aide de clefs, lesquelles ne pouvaient être trouvées que dans les textes sacrés. Ceux-ci, en effet, étaient réputés issus de la main de Dieu lui-même dont il s'agissait justement de comprendre le plan secret puisque l'histoire passée et à venir ne pouvait qu'en découler. Dans la tradition chrétienne, ces textes sacrés étaient répartis en deux grandes composantes qui divisaient elles-mêmes l'histoire en deux grandes époques, soit l'Ancien Testament dominé par les interventions d'un Dieu représenté sous la figure du Père Éternel et le Nouveau Testament qui correspond essentiellement à la période chrétienne dominée par la figure du Christ, le Fils du Père. Or, l'un des dogmes centraux du christianisme est celui de la Trinité qui affirme qu'il y a trois personnes en Dieu, soit le Père et le Fils, bien sûr, mais aussi l'Esprit-Saint. Dès lors, puisqu'un premier « état » de l'humanité, évoqué par l'Ancien Testament, se présente comme celui du Père et qu'un autre associé au Nouveau Testament peut être placé sous l'égide du Fils, pourquoi n'y aurait-il pas place pour un troisième état dans l'histoire de l'humanité qui serait celui de l'Esprit-Saint ? Bien que Joachim se soit défendu d'associer trop directement chacun de ces états à telle ou telle personne de la Trinité, l'idée de faire ainsi appel à la troisième personne de cette Trinité ouvrait pour lui la possibilité d'aller au-delà du message chrétien ou, plus précisément, de le dépasser sans le renier pour autant. En cela, il n'était que l'un de ceux qui furent ou qui devaient être séduits par les perspectives spirituelles inépuisables offertes par l'Esprit-Saint dont le rôle dans l'économie du salut avait, en quelque sorte, l'avantage d'être encore à définir. Joachim, qui mettra d'ailleurs ce nouvel état de l'humanité sous le patronage des moines, y verra l'occasion d'un dépassement spirituel qui peut paraître bien inoffensif, mais l’idée d’un légitime dépassement du message chrétien devait faire son chemin au sein de la théologie puis de la philosophie de l’histoire. (Maurice Lagueux, Actualité de la philosophie de l'histoire, p 62, Presses de l'Université Laval, Québec 2001)


Notes
1 http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Joachim_de_Flore
2 http://oliviana.revues.org/document39.html
3 Dans sa bulle Sancta Romana du 7 octobre 1317, Jean XXII désigne les spirituels franciscains, apostoliques, bégards et tenants du Libre-Esprit, sous la dénomination officielle de Fraticelles : les fraticelles (de l’italien fraticelli = petits frères) sont les membres des ordres religieux fondés en Italie au cours du XIIIe siècle, et tout particulièrement les franciscains ; ce nom est aussi porté par les groupes qui se sont séparés des franciscains aux XIVe et XVe siècles, accusant ces derniers d’avoir des vues erronées sur la notion de pauvreté. Les spirituels (ou célestins) franciscains, qui ont été les premiers à faire dissidence, pratiquaient un ascétisme rigoureux. De petits groupes de fraticelles poursuivirent leurs activités pendant plus d’un siècle mais la répression que l’Eglise exerça à leur encontre au cours du XVe siècle et la baisse de leur popularité les firent disparaître à jamais.
Sources


Auteur : Jean-Paul Coudeyrette
Référence publication : compilhistoire.fr ; reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur.

Date de mise à jour : 11/02/2024

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